Isaac

Jul 15, 2025

L’air - le feu

Jour 15. Aujourd’hui, je n’ai pas trop la motivation de pédaler.
Il y a un vent de fou. Pendant un petit moment, il me pousse dans le dos et je suis surprise par la facilité avec laquelle j’avance. Mais rapidement, le vent tourne.
Je me trouve dans un paysage magnifique, très ouvert. De grands lacs s’étendent de chaque côté, et derrière, la mer. C’est calme ici, et dès que j’arrête un instant de me concentrer sur le vent, j’aperçois plein d’oiseaux différents voler autour de moi.
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Mais déjà le vent recommence à me fouetter le visage, alternant ses assauts de face ou de côté, comme s’il essayait de m’écraser. J’admire la puissance du vent - mais pas quand j’essaie de faire du vélo.
Alors je continue, traçant des zigzags incontrôlables dans un effort désespéré de rester sur la route, en essayant au moins de ne pas sortir complètement des deux bandes cyclables. D’ailleurs, je roule déjà allègrement à contre-sens.
C’est alors qu’un cycliste arrive derrière moi, environ 25 ans. Il mesure sûrement deux mètres, avec un grand vélo de gravel bien équipé, minimaliste mais impeccablement organisé. Peu de bagages, tout est parfaitement attaché.
« Hellooo, how are you? », me lance-t-il joyeusement. Je lève les yeux de mon combat avec le vent, un peu abasourdie. Il n’a pas l’air du tout affecté par la tempête. Rapidement, la conversation s’engage. Je suis super contente de rencontrer enfin un autre cyclo-voyageur de mon âge, mais j’ai du mal à gérer à la fois le vent et la discussion. Tous les deux mots, je crie « whaat? » tout en continuant mes zigzags. Je me demande s’il se rend compte de la force du vent…
On ressemble à un gros âne ivre escorté par un bel étalon, sportif et gracieux.
 
Isaac étudie à Amsterdam, travaille dans un magasin de vélo à côté, et fait actuellement une tournée jusqu’en Espagne. Il me raconte qu’il fait facilement 120 km par jour.
Je me demande combien il doit ralentir pour rester à mon rythme…
Il est hyper organisé. Il a un objectif clair, et chaque jour suit plus ou moins le même schéma. Des routines bien huilées pour avancer au mieux. Et surtout, un joli GPS fixé à son guidon, dans lequel il entre sa route tous les soirs. J’apprécie, pour une fois, de pouvoir déléguer l’orientation.
Chez moi, c’est plutôt: sortir le téléphone - vérifier la route - ranger le téléphone - oh, cet arbre ressemble à une émotion que je connais - sortir le téléphone - photo - ranger le téléphone - oh, un joli coin - pause trompette – reprendre - tiens, je vais où au fait ? - ressortir le téléphone - ah, tout droit - couper le GPS pour économiser la batterie - un carrefour ? - rallumer le GPS - fixer le téléphone au guidon - économiser la batterie - ranger le téléphone - je vais où déjà ? - ressortir le téléphone - rouler - avoir une pensée - m’arrêter - noter - repartir…
Isaac est aussi clair dans sa façon d’être que dans son organisation. Moi, j’ai déjà du mal à suivre la conversation, surveiller la circulation et jeter des regards gentils d’excuse aux automobilistes. Pendant ce temps, Isaac me donne des instructions claires à chaque tournant, imperturbable face aux voitures.
Et pourtant, à deux, c’est clairement plus facile d’avancer, et le défi du multitâche me divertit assez pour faire passer cette étape venteuse un peu plus vite.
On arrive à Sète - mon étape du jour. J’y ai trouvé un hôte via l’appli warmshowers (très recommandée si on veut une douche de temps en temps !).
Isaac, lui, prévoit de rouler encore tranquillement 20 km avant de chercher un endroit où dormir.
On échange nos contacts, on se dit au revoir, et je reste plongée dans mes réflexions sur sa façon de voyager.
 
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Plus j’y pense, plus je me rends compte que son voyage est probablement l’exact opposé du mien - même si les deux ont, bien sûr, leur charme et leurs défis propres.
Son objectif est clair, et tout est fait pour l’atteindre. Point. Il lui faut une grande clarté, une vraie détermination pour avancer coûte que coûte. Je trouve ça hyper impressionnant: cette capacité à canaliser ses pensées pour fonctionner. Ici. Maintenant. Quoi qu’il arrive.
 
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Moi, je me sens souvent comme un chaos sur pattes, et je doute donc constamment de la légitimité de mes plans.
Et dans cette rencontre avec Isaac, quelque chose est devenu évident:
Je SUIS un chaos sur pattes.
Mes plans se créent au jour le jour, et peuvent changer d’une minute à l’autre. Selon les personnes que je croise, les endroits qui m’attirent ou me repoussent. Je n’ai aucune routine, et si jamais une s’installe, elle ne tient pas plus de deux jours avant que tout ne bascule.
Chaque jour est différent. Parfois je pédale plus, parfois je joue plus de trompette, parfois j’écris davantage, ou je rencontre des gens et je passe du temps avec eux. Parfois je mange quatre fois par jour, parfois je saute le dîner parce que je cherche trop longtemps un endroit bien caché où dormir.
 
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Et c’est exactement ça, le cœur de mon voyage. Le chaos est une condition essentielle à la nouveauté. Pour emprunter un chemin encore inconnu, il faut explorer dans tous les sens. Ce n’est qu’ainsi qu’on peut créer quelque chose qui n’existait pas encore.
Sur cette route, comme dans mes projets artistiques, je ne connais pas l’itinéraire. Alors je n’ai pas le choix: je dois me livrer à chaque instant, chercher encore et encore, et reconnaître que chaque expérience a sa valeur - car chaque détour nous enseigne quelque chose.
Que ce soit pour la vie ou pour l’art, chaque expérience compte. Chaque réussite et chaque échec, chaque moment d’euphorie ou de doute nous façonne. Ils se reflètent dans nos mots, nos gestes, nos pensées. Ils influencent nos valeurs, nos objectifs, nos rêves. Même la plus petite expérience peut nous guider dans ce que l’on crée.
Alors oui, je reste un chaos sur deux roues et je n’hésite pas à me donner pleinement à tout ce qui se présente à moi, avec tout ce que je suis.
 

 
Le monde a besoin de personnes qui se consacrent à l’existant, qui investissent tout leur cœur pour mener à bien quelque chose de déjà là.
Et il a aussi besoin de personnes qui pensent à travers dix détours, qui empruntent cinq chemins de traverse et découvrent, en route, des choses que personne n’avait vues ainsi.
 
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Si on arrive à faire coexister ces deux approches - ou même à les faire coopérer - alors on crée un univers prêt à toute transformation, et qui n’a pas peur d’aller encore plus loin.